mercredi 23 novembre 2011

Hérodote, Les Enquêtes

Fiche d'œuvre

*

Enquêtes

Hérodote



  • Date de parution : 440 av. J.-C.


  • Genre : Historiographie

La préhistoire de l'historiographie

Tout d'abord, c'est principalement aux aèdes que revient la tâche de conserver et de transmettre le souvenir du passé (on peut se demander : s'agit-il du même passé que celui de « l'Histoire » ? Même but ? Mêmes protocoles?)

>Homère : le régime de la parole épique :

- L'invocation à la Muse : L'aède ne peut chanter que si la Muse l'inspire et lui transmet la connaissance du passé ; même s'il lui prête sa voix, c'est elle qui chante à travers lui. L'aède reste absolument anonyme.

- Les Muses transmettent à l'aède une partie de leur savoir universel (voir le « catalogue des vaisseau », chant 2 de l'Iliade).

>Hésiode : quelques décennies après Homère, vers -700. La Théogonie, Les Travaux et les jours. Hésiode se nomme, inscrivant son nom et son personnage à l'intérieur des deux poèmes, mais dans la mesure où le chant est attribué en dernière instance aux Muses inspiratrices, la figure d'« Hésiode » ne peut pas encore être considérée comme celle d'un « auteur ».

>Hécatée de Milet : présocratique, ss doute l'aîné d'Hérodote de qques décennies. Son rôle est capital dans le processus qui aboutit à l'Enquête : Hérodote connaissait son œuvre et s'en inspire directement, tout en la critiquant. Il cherchait à rationaliser et à ordonner les traditions mythiques, en faisant apparaître une continuité temporelle menant des premiers ancêtres de telle ou telle grande famille jusqu'au présent. Hérodote vise directement ce projet dans sa préface. Hécatée cherchait à « nettoyer » le passé grec en effaçant des histoires traditionnelles leurs incohérences et leurs éléments merveilleux. Selon H., il n'était pas allé assez loin, ou plutôt il allait encore trop loin dans le passé pour que sa démarche pût rationaliser véritablement la mémoire.



Et après

>Hérodote : La signature correspond à un changement du processus de légitimation. C'est aussi l'aveu d'une limite. Autant qu'à la naissance d'une discipline, c'est à la naissance d'une figure subjective, celle de l'historien, que nous fait assister le premier paragraphe de sa préface.

Il cherche à rivaliser avec Homère. Comme lui, il s'inscrit dans la logique de célébration (kleos) et traite de la guerre. Mais cette logique entrera en conflit avec celle d'explication ou de compréhension (aitih, la cause). Le poète célèbre, l'historien explique. Dans sa préface et dans son œuvre, Hérodote fait les deux à la fois : il magnifie la victoire des Grecs, et explique impartialement le conflit des Grecs et des Barbares, Il y a là une contradiction typique d'un régime discursif incertain, d'une nouveauté émergente, encore prise dans les schémas poétiques dont elle cherche à se distinguer.



Homère

Hésiode

Hécatée de Milet

Hérodote

Thucydide

Muse inspiratrice et anonymat de l'auteur

Muse inspiratrice

mais l'auteur inscrit son nom et son personnage

Signature (caractéristique du moment présocratique)

Signature

Signature et mise en avant du rôle de l'écriture

Savoir universel transmis par les Muses

?

Esprit critique

et autonome

Recherches (enquêtes) ; et ne s'intéresse qu'au passé récent

Recherche d'une Histoire de 1ère main

Vers hexamètres dactyliques (ποιηταί )

Prose (λογοποιοί , faiseurs de discours)

Prose

Surnaturel & Mythologie

Rationalisation des mythes ; rejet du merveilleux

Désintéressement des mythes

?

Archaïque

Présocratique

Dans la continuité des Présocratiques

Plutôt les

Sophistes

Histoire mue par les dieux


H. mue par des individus

(dieux effacés)

Rapports de force, persa.collectifs, abstractions

Obsession de la précarité de la condition humaine

Idem que H. mais avec influences présocratiques

Confiance rayonnante, foi ds la puissance de l'esprit humain

Célébration (kleos)

?

Célébration + volonté d'impartialité

Volonté d'impartialité


« L'enquête » : ἱστορίη

ἱστορίη = 1) racine indo-européenne wid-, voir → témoin (opp. au savoir de l'aède) ; 2) domaine juridique : arbitre → témoin ou investigations => neutralité et impartialité


Passé mythique vs. Passé historique

H. instaure une frontière entre le « mythique » et « l'historique » et c'est là le principal effet de sa préface. Il ne nie pas l'existence des histoires en question, mais il s'en désintéresse. Il remplace une origine par une autre : une origine absolue, très ancienne, par une origine récente. Pour H., il y a Histoire, dès lors qu'un homme peut dire « là-dessus, j'ai une certitude ». L’Histoire naît parce qu'elle circonscrit son champ d'investigation au passé relativement proche. Telle est la limite.


Impartialité

H. prend la défense des Grecs tout en affichant l'impartialité => hésitation entre célébration homérique et logique scientifique. Thucydide lui reprochera ce mélange et cherchera à s'en débarrasser.


L'histoire aujourd'hui :

  • Une activité qui cherche à produire la connaissance et la compréhension du passé

  • Elle fonde sa légitimité dans le contenu même de son discours (non ds l'autorité de celui qui l'énonce). Le savoir qu'elle produit a donc vocation à être admis universellement.

L'histoire se situe donc sous le régime du discours scientifique. Cette scientificité est garantie, de la part de l'historien, par l'adoption d'une posture de recul et d'impartialité.

Toutes ces caractéristiques, évidentes aujourd'hui, sont le fruit d'une longue évolution.


  • Genèse et sources :

H. présente un savoir de seconde main.

  • Éléments biographiques :

490-425 av. J.-C. Originaire d'Halicarnasse, en Asie mineure. Quasi-contemporain de Thucydide, à une vingtaine d'années près.


Climat intellectuel assez différent de celui de Thucydide.

Hérodote

Thucydide

Halicarnasse (Asie mineure)

Athénien

Dans la continuité des Présocratiques chronologiquement, culturellement et géographiquement plus proches d'eux que T.

Sophistes (un peu les Présocratiques aussi)

Histoire mue par des individus

Rapports de force, persa.collectifs, abstractions

Obsession de la précarité de la condition humaine (comme chez Homère)

Confiance rayonnante, foi dans la puissance de l'esprit humain



  • Contexte historique :

L'âge classique de la Grèce antique (5ème siècle) : la Grèce victorieuse de l'immense empire perse pendant la 2ème Guerre Médique (480-479). Athènes et Sparte sont devenues les deux principales puissances qui polarisent le monde grec : la Ligue de Délos (Démocratique. Athènes et ses « alliés » = sujets qui doivent observer la loi athénienne et lui verser un tribut, prix de sa 'protection') et la Ligue du Péloponnèse (Oligarchique. Sparte et les siens). Conflit idéologique, mais surtout (selon Thucydide) rapport de force.


499-449 : Guerres médiques

431-404 : Guerre du Péloponnèse : longue et atroce, aboutissement du clivage profond du monde grec.


Les Présocratiques : comme H., originaires pour la plupart d'Asie mineure (d'Ionie, notamment), on les appelle les sages ou les savants. Ils ont à partir du 6ème siècle accéléré de manière décisive le développement du rationalisme grec (Thalès, Anaximandre, Pythagore, héraclite, Parménide, Démocrite...). Ils inaugurent une nouvelle manière d'interroger le monde, qui ignore le surnaturel. Tout résulte de causes identifiables. Le monde (la φύσις, d'où leur nom de φυσικοί, les « physiologues » présocratiques) est absolument structuré par des rapports de cause à effet. Ils contestent systématiquement la mythologie. Pleins de curiosité, ils jettent partout les bases d'une approche rationnelle ou rationalisante.

L'invention de « l'Histoire » par Hérodote doit se comprendre comme l'application de l'esprit « physiologique » au domaine spécifique de la connaissance du passé.

H. déploie la même curiosité pour le monde naturel, et par là le même élan intellectuel. Optimiste, on le voit dans son choix de matière : célébration d'une victoire.


  • Structure :

9 livres, portant chacun le nom d'une muse. Cette division est le fait des grammairiens alexandrins.


Le grand héros négatif de l'Enquête : Xerxès, préfiguré par Crésus, héros du premier récit de l’œuvre.


  • Sens et portée de l'œuvre :

- Célébration de la victoire des Guerres médiques.


- Sujet de l’œuvre annoncé dès la préface : très vaste : tout ce que l'homme peut savoir sur l'homme. Malgré cela, l'unité de l'ouvrage est sensible. Elle suivra en effet un fil rouge : la naissance et le développement de la puissance perse.


- L'Histoire, pour H., est mue par des individus. Dans la continuité de la pensée archaïque, ses acteurs sont des héros, des personnages hors du commun qui déterminent le destin des collectivités.


  • Enjeux :

- L'étude de la spécificité du discours « historique » dans le contexte ancien : Ecrire l'histoire (voir ci-dessus « L'histoire aujourd'hui ») : Se poser la question :« Pourquoi ces récits ? En quoi concourent-ils au propos d'ensemble d'Hérodote ? En quoi parrticipent-ils à la définition d'un nouveau type de discours sur le passé ? »

- L'image de Sparte et d'Athènes chez H. et chez Thucydide (H. est de l'Asie mineure (Halicarnasse) alors que Thucydide est athénien)

- Comparaison d'Hérodote avec Thucydide


  • Citations :

« Chante, déesse, la colère d'Achille, le fils de Pélée ; / détestable colère, qui aux Achéens valut des souffrances sans nombre [...] » Homère, Iliade, chant 1


« Ô Muse, conte-moi l'aventure de l'Inventif : celui qui pilla Troie, qui pendant des années erra, Voyant beaucoup de villes, découvrant beaucoup d'usages […]. » Homère, Odyssée, chant 1


« Pour commencer, chantons les Muses Héliconiennes, reines de l'hélicon, la grande et divine montagne (…). Ce sont elles qui à Hésiode un jour apprirent un beau chant, alors qu'il paissait ses agneaux au pied de l'Hélicon divin... » Hésiode, Théogonie


« Voici le récit d’Hécatée de Milet ; ce que j’écris ici est ce qui me semble vrai ; car les récits des Grecs m’apparaissent multiples et ridicules. » Hécatée, Généalogies, fragment 1


« Hérodote de Thourioi expose ici ses recherches, pour empêcher que ce qu'ont fait les hommes, avec le temps, ne s'efface de la mémoire et que de grands et merveilleux exploits, accomplis tant par les Barbares que par les Grecs, ne cessent d'être renommés ; en particulier, ce qui fut cause que Grecs et Barbares entrèrent en guerre les uns contre les autres. » Hérodote, Enquêtes, « Préface »


  • Thèmes principaux et motifs :

- L'hybris, la démesure : vouloir être « le plus », vouloir émerger, sortir du lot commun. Au contraire, celui qui reste dans la voie de la normalité, du respect des coutumes, dans le bon sens de l'homme ordinaire, invite la projection et la sympathie du lecteur/auditeur.

Si l'hybris constitue une faute très grave, c'est aussi parce qu'il cherche à transgresser le nomos, la règle, le respect d'autrui. Le passage est symbolisé par l'Hellespont que franchira Xerxès.


- L'importance du lien de cause à effet (hérité des Présocratiques) : Parce que le Barbare Crésus a commis le premier une faute envers les Grecs, il faudra à l'autre bout de l’œuvre que l'expédition de Xerxès s'achève par une catastrophe. Ainsi le veulent les dieux, gardiens vigilants de l'équilibre entre les crimes et les châtiments. De même la faute de Gygès est la cause lointaine de la chute de Crésus. Pour le lecteur moderne, la difficulté de ce paradoxe réside dans son traitement de la responsabilité...


- Une conception archaïque de la culpabilité : le crime ne réside pas dans l'intention ; il constitue comme une souillure qui s'attache à son auteur, qu'il ait agi de plein gré ou non. L'époque d'Hérodote est celle qui voit les notions de responsabilité, d'intention, de libre-arbitre, se dégager peu à peu de modèles où le sujet est davantage conçu comme objet de forces qui le dépassent.


- La folie : un égarement envoyé par les dieux.


- L'Enquête est traversée par cette obsession, déjà centrale chez Homère, de la précarité de la condition humaine. On opposera l’humilité de cette ambition scientifique, encore proche, par certains aspects, de la mentalité archaïque, à la confiance rayonnante de Thucydide, à sa foi dans la puissance de l'esprit humain.